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BOLLETTINO '900 - Segnalazioni / A, agosto 2000
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*"Cher ecran...". Journal personnel, ordinateur, Internet*:
en octobre 2000, je publie aux Editions du Seuil, Paris, un
gros livre qui porte ce titre. Comment en suis-je arrive' la'?
Il y a deux ans, rien de ce livre n'existait. Ca a commence' au
printemps 1998. Je venais de publier en meme temps deux livres
(*Les Brouillons de soi* et *Pour l'autobiographie*), et j'avais
un terrible sentiment de vide. Dans ces cas-la', pour etre
gentils, au lieu de vous parler de ce que vous venez de publier
(pas le temps de le lire!), les gens vous interrogent sur vos
projets: "Et qu'est-ce que vous nous preparez de beau?". Vous
avez envie de les gifler... Il faut s'inventer des projets
qu'on n'a pas. Je repondais alors que mon prochain livre
s'appellerait *La vie est un songe*. Il expliquerait ma peur
de la fiction. Il dirait pourquoi je ne crois pas
l'autobiographie (au singulier). Il me montrerait tressant,
au coeur du songe de ma vie, un nid d'ecriture au present. Au
fond... c'est un beau projet! Aucune raison de gifler! Mais
peut-etre pas pour maintenant...
Une recherche, c'est a moitie' imprevisible. On a differentes
casseroles sur le feu. Des pistes, des amorces. L'horreur,
c'est de refaire ce qu'on a soi-meme deja' fait. Ou de faire
ce que dix autres font. Fuir la repetition, fuir la competition.
Se trouver un petit endroit nouveau, ou personne n'est jamais
alle'. Faire sa petite cuisine bien tranquille tout seul.
Apres, on ouvrira la porte, on laissera les autres entrer,
et on partira.
Bien sur on ne va pas n'importe ou. Il faut du desir. Il faut
de la partialite'. Etre engage', donc injuste. Avoir quelque
chose a prouver, ou a defendre. L'honnete' du chercheur, ce
n'est pas la neutralite', c'est la transparence. Montrer ses
hypotheses et travailler contre ses prejuges...
Mais une recherche, c'est aussi a moitie' previsible. Je vais
vous decrire *Cher ecran..*, et vous allez me reconnaitre
(si vous me connaissez).
La premiere partie du livre presente une enquete: "utilisez-vous
l'ordinateur pour tenir votre journal personnel?". J'ai pose'
la question par voie de presse au printemps 1998. Exactement
comme je l'avais fait dix ans avant (*Le Magazine litteraire*,
avril 1988) en demandant alors, plus generalement, pourquoi et
comment on tenait son journal. De ma premiere enquete etait
sorti le livre *Cher cahier...* (Gallimard, 1990), auquel le
titre du nouveau livre fait echo. Pourquoi avoir recommence'?
Parce que ma propre pratique a change': depuis 1991, je tiens
mes journaux sur ordinateur, et ca a bouleverse' ma maniere
d'ecrire. Mais surtout parce que ce decalage cree un nouveau
dispositif d'observation. En sciences exactes, on monte des
"manips" pour faire varier les parametres des phenomenes etudies.
En sciences humaines, on ne peut pas "manipuler", aussi faut-il
guetter les variations qui s'offrent naturellement (c'est-a-dire
historiquement). Le journal sur ordinateur arrache le journal
sur cahier a son... innocence. Il n'y a rien de "naturel" a
ecrire pour soi sur un cahier! C'est meme bizarre! A travers
la variante "ordinateur", mon enquete interroge la pratique
du journal en general: le rapport a la *trace* et au
*destinataire*. J'etais parti avec un but un peu polemique
(defendre ma pratique contre ceux qui la trouvaient
"artificielle"), mais le travail sur les 66 reponses recues
m'a fait revenir a une analyse generale.
Et puis, en dix ans, on evolue... Quand j'ai publie' *Cher
cahier...*, j'etais timide. J'avais choisi d'etre "objectif":
ne pas analyser les temoignages (je les publiais bruts, avec
seulement une analyse de contenu sous forme d'index), et taire
ma propre experience. Cette abstention avait choque certains
de mes "temoins": c'etait peu convivial, de me tenir ainsi a
l'ecart. Une des consequences de la publication de *Cher
cahier...* a ete', en 1992, la creation de l'Association pour
l'autobiographie. J'ai appris, a l'APA, a etre ce que je suis
"comme tout le monde". Alors dans *Cher cahier...*, je commence
bille en tete par mon temoignage, et je n'hesite plus a faire
une synthese.
La seconde partie du livre a ete' pour moi une surprise complete.
Elle le sera sans doute pour bien des lecteurs. J'y suis alle'
comme un chien qu'on fouette. Mon amie Catherine Bogaert,
apres avoir lu ma premiere enquete, m'a fait remarquer que
c'etait curieux que *Cher cahier...* ne parle pas d'Internet.
Des journaux intimes sur Internet, etait-ce possible? En 1997
une journaliste de *Liberation*, Emmanuelle Peyret, m'avait fait
participer a une enquete sur ce sujet. Ca m'avait confirme'
dans mes prejuges: autocensure et bavardage, sans grand interet.
Dans l'exposition *Un journal a soi* (Bibliotheque municipale
de Lyon et APA, 1997), Catherine et moi avions reserve' une
place derisoire au phenomene, juste un strapontin.
Il est vrai qu'en 1997, il y avait qu'une poignee de journaux
francophones en ligne. Tout change si vite! Savez-vous qu'en
six mois, entre novembre 1999 et mai 2000, leur nombre est
passe' de 68 a 120? - Toujours est-il que j'ai suivi le conseil
de Catherine. Le 4 octobre 1999, je me suis colle' a mon ecran
et... L'histoire, vous pourrez la suivre en lisant, dans le
livre, mon journal a moi! Comme pour les journaux de jeunes
filles (*Le Moi des demoiselles*, 1993), j'ai tenu un "journal
de terrain", je devrais dire un "journal d'ecran". Il n'y a
aucune synthese, mais l'histoire d'une aventure intellectuelle
et affective. Certes, je ne me suis pas converti au point de
tenir un journal en ligne - et ma conversion n'est pas
complete, j'ai parfois mes doutes, mes lassitudes, c'est normal.
Mais du 4 octobre 1999 au 4 mai 2000, j'ai vraiment rencontre'
des *personnes*. Sur l'ecran, jour apres jour, en direct, j'ai
suivi le monologue interieur de jeunes adultes (ils ont en
general entre 20 et 35 ans). C'etait la premiere fois que ma
lecture d'un journal etait synchrone de son ecriture.
Vous lirez donc en extraits, dans mon livre, une dizaine de
"cyberdiaristes", mais deux surtout, pour lesquels j'ai eu le
coup de foudre, Mongolo (un jeune francais thesard en
informatique) et Isabelle (une jeune quebecoise). Oui, ils
cachent a moitie' leur identite'. Mais c'est ca, justement,
le dispositif d'Internet, qui permet de combiner intimite'
et publication. Et cette "manip" donne des apercus nouveaux
sur l'ensemble de la litterature personnelle. Nous n'existons
qu'en relation avec les autres. L'intime n'existe pas en soi,
il est toujours interiorisation. Ce retour vers autrui que
fait le cyberdiariste en indiquant son adresse electronique,
ce n'est pas une trahison des secrets du moi, mais
l'accomplissement de son souhait le plus profond, l'acces a
un *alter ego*, une synthese du journal et de la
correspondance. Et Internet est specialement bien adapte
au journal intime: textes brefs, lecture quotidienne,
images et photos...
Enfin, je simplifie... tout n'est pas si idyllique... mais
rien n'est fige'. Mon journal decrit Internet en mouvement...
Comme c'est un media sans memoire, j'ai dresse' un
inventaire complet des journaux francophones en ligne au 4
novembre 1999, pour que dans cinq ou dix ans, on puisse
comparer.
Je me suis limite' au petit monde des journaux francophones
(qui sont surtout quebecois). Le monde des journaux
anglophones est immense (plus de 2000 journaux en ligne).
Peut-etre est-il different, en tout cas probablement plus
varie', ne serait-ce que parce qu'il existe depuis plus
longtemps. Mais il faut bien avouer que je ne le connais pas,
je n'y ai jete' qu'un œil rapide. Puisqu'ici je m'adresse a
un public italien, je terminerai par deux questions: combien
existe-t-il de journaux italiens en ligne? sont-ils federes
par des "webrings", des "cercles", comme c'est le cas en
France et au Quebec? Vous etes actuellement branches sur le
Web, faites immediatement la recherche et ecrivez-moi le
resultat. Mon adresse electronique est:
philippe.lejeune@dial.oleane.com. Merci!